Introduction
Bernard Herrmann est aujourd’hui considéré comme l’un des compositeurs les plus influent de son époque, voire même du cinéma tout entier. Si on le connait surtout au travers de son duo avec le célèbre réalisateur Alfred Hitchcock, notamment dans des films tels que "Sueurs froides" (1958) ou encore "Psychose" (1960), on oublie bien souvent sa participation à des oeuvres ayant marqué l’histoire du septième art. L’une d’elles fait partie des plus grands chefs-d’oeuvre du cinéma de science-fiction, il s’agit du filmLe Jour où la Terre s’arrêta de Robert Wise (1951). Tiré d’une nouvelle de Harry Bates nommée "Farewell to the Master", celui-ci évoque l’arrivée sur Terre de Klatuu, un extraterrestre à l’apparence humaine, et du robot Gort. Contrairement aux autres films de science-fiction, "Le Jour où la Terre s’arrêta" n’ est pas spectaculaire.
Ce dernier est davantage réaliste car le réalisateur voulait qu’il soit le plus crédible possible. Ainsi, le film acquiert un aspect quasi documentaire, renforcé par l’utilisation du noir et blanc et des décors naturels. C’est l’un des premiers films à mettre en scène le motif de l’invasion extraterrestre dans le quotidien des terriens. Par ailleurs, le film cristallise la peur de la différence qui pousse les Hommes à faire des actes contraires à leurs propres valeurs.
En effet, l’autre est souvent associé à la menace qu’il faut à tout prix exterminer. Dans le film, Klatuu est pourchassé par les autorités et les médias véhiculent l’information que celui-ci est un véritable danger pour l’humanité. Pourtant, contrairement aux extraterrestres du livre "La Guerre des mondes" d’Herbert Georges Wells, qui sera par ailleurs adapté au cinéma deux ans plus tard, ceux du filmLe Jour où la Terre s’arrêta ne sont pas hostiles et apportent un message pacifique. En effet, le film a été réalisé durant une période de tension nucléaire, et Klatuu vient en réalité mettre en garde les terriens contre l’arme atomique. Par ailleurs, c’est la musique qui représente l’élément le plus important du film.
Ayant déjà travaillé avec Bernard Herrmann sur les films "Citizen Kane" (1941) et "La Splendeur des Amberson" (1942), Robert Wise décide de confier la musique de son film à ce dernier et lui laisse carte blanche. À l’époque, la production musicale hollywoodienne est classique et homogène.
Bernard Herrmann est comme ses congénères issu d’un répertoire romantique, mais il s’intéresse tout de même à l’expérimentation et notamment aux sonorités électroniques qui sont alors fortement marginalisées dans le cinéma. En effet, on pourrait penser que la musique des films de science-fiction reflète de la même manière que les images un monde inconnu. Pourtant, dans les années 30 et 40, tandis que le genre se popularise, cette dernière ressemble fortement à celle des autres genres et est tout à fait classique dans sa forme. Le but de Bernard Herrmann est alors de créer une musique inhabituelle qui permettrait au spectateur d’investir pleinement l’univers étrange du film.
Pour ce faire, il combine un orchestre symphonique composé de cuivres, de harpes et de timbales, avec des instruments électroniques tels que des basses et des guitares. Il utilise également un instrument peu connu à l’époque mais qui deviendra par la suite l’instrument fard des musiques de science-fiction : le thérémine. Inventé en 1920 par Lev Sergueïevith Termen, c’est l’un des plus ancien instrument électronique. Avec ses sonorités dissonantes qui semblent venir d’ailleurs, le thérémine est associé à un autre monde.
Miklos Rosza l’avait utilisé pour la musique du film "La Maison du docteur Edwards" après qu’ Hitchcock lui aie demandé de trouver de nouvelle sonorités. Par ailleurs, Bernard Herrmann est le premier dans le genre de la science-fiction à s’affranchir des codes de l’écriture tonale et à allier classicisme et modernité au sein d’une même partition. La musique du film "Le Jour où la Terre s’arrêta" est ainsi une véritable référence dans l'histoire de la musique électronique, c’est la raison pour laquelle elle sera autant appréciée du grand public et par la suite énormément reprise et copiée, notamment dans le cinéma de science-fiction.
Durant cette séquence, Klatuu retrouve Hélène à son bureau afin de discuter des événements de la veille. Tandis qu’ils empruntent l’ascenseur et que ce dernier s’apprête à lui dévoiler son identité, les lumières s’éteignent et l’ascenseur s’arrête soudain, laissant les deux personnages dans l’incompréhension. La musique démarre alors par un simple accord où l’on reconnait le son du fameux Thérémin aux connotations extraterrestres. La situation prend une allure tout à fait étrange et angoissante, et l’on comprend que la coupure d’électricité n’a rien de «normal». La lumière participe également au sentiment d’oppression puisqu’elle projète un quadrillage sur le visage des deux personnages, évoquant ainsi l’idée d’enfermement. Klatuu demande à Hélène de lui donner l’heure et celle-ci lui répond qu’il est midi pile. La caméra cadre ensuite tour à tour leurs visages en plan rapproché tandis que Klatuu annonce à Hélène que l’électricité a été neutralisée dans le monde entier et qu’ils seront bloqués pour une durée de trente minutes.
Pendant qu’ils parlent, la musique continue à raisonner, donnant à la scène un aspect inquiétant. Hélène comprend alors que son fils avait raison, et que Klatuu est bel et bien l’extraterrestre recherché par les autorités. Un son tonitruant et dissonant précède l’enchaînement de plans assez courts montrant le monde qui semble complètement arrêté. D’abord, après un fondu, plusieurs plans moyens des rues de Washington où les voitures et autres véhicules sont à l’arrêt.
Ensuite, après un volet signifiant un changement de ville, un plan d’ensemble de Times Square où la situation est identique. Tout dans l’image est arrêté, le seul mouvement est celui des passants qui grouillent comme des insectes. Un nouveau volet nous emmène à Londres, puis à Paris et enfin à Moscou. Les plans sont toujours les mêmes, d’abord un plan d’ensemble de la ville, puis un plan moyen nous montrant la réaction des différentes personnes présentes. Partout, les gens sont apeurés, un homme s’exclame : «C’est l’homme de l’espace». La séquence se poursuit sur différentes images témoignant de la panique des Hommes face à l’arrêt des machines (locomotive, machine à laver, bateau, trayeuses, montagnes russes, etc).
Dans cette séquence, la musique joue un rôle primordial, puisque d’une part elle contribue à créer un effet de terreur, notamment par les accords tonitruants qui se répètent et évoquent des « gongs » martelant la bande sonore, et d’une autre elle illustre la puissance des pouvoirs de Klatuu, soit des extraterrestres. Son aspect étrange et inquiétant, provenant majoritairement des sons dissonants produits par les instruments et en particulier le thérémine, nous renvoie parfaitement à une menace venue d’ailleurs.
L’un des principaux enjeux de la musique est, de la même manière que les plans fixes, de représenter la suspension du mouvement. Afin d’annuler l’impression de mouvement vers l’avant apportée par l’harmonie traditionnelle, Bernard Herrmann utilise dans le score de la séquence intitulé "The Magnetic Pull" exclusivement des accords dissonants, qu’il répète tout au long de cette dernière à des intervalles plus ou moins réguliers. Cette dissonance souligne le désordre qui règne au sein des différentes populations. Un des intérêts de la musique est également de permettre au spectateur de mettre en relation la coupure d’électricité et les extraterrestres, qu’on ne voit pourtant pas à l’écran.
Ainsi, la musique nous dit ce que les images ne nous montrent pas et se comporte comme un narrateur à part entière. Les extra-terrestres sont présents dans la scène sans pour autant y apparaître, de la même manière que les pouvoirs de Klatuu qui sont invisibles mais dont on ne peut nier l’existence.
Par ailleurs, Bernard Herrmann a modifié les sons acoustiques de façon électronique afin que l’on n’entende plus que ces sons en particulier. Ainsi, les sons acoustiques, associés aux humains, sont dominés par les sons électroniques, associés aux extraterrestres. C’est exactement ce qui se passe dans cette scène. L’harmonie terrienne est mise à l’arrêt au même titre que les véhicules et les machines. La technologie extraterrestre surpasse la mécanique humaine, de la même manière que la musique est contrôlée par les sons électroniques. On peut donc affirmer que la musique agit comme une véritable métaphore illustrant la supériorité de la puissance électronique (extraterrestre) sur la puissance mécanique (terrienne).
Pour conclure, la musique du filmLe Jour où la Terre s’arrêta joue un rôle prépondérant dans ce dernier. Robert Wise dit lui-même : « Je ne crois pas avoir fait un autre film où la musique soit aussi importante que dans " Le jour où la Terre s’arrêta". Elle apporte tellement, dans chaque situation où elle est utilisée. Le caractère unique et particulier de cette musique apporte énormément à l’efficacité du film ». En plus d’être novatrice, la musique de Bernard Herrmann permet de mieux comprendre les enjeux technologiques que soulève le film. Ainsi, l’utilisation de sonorités électroniques renvoie à l’idée que la technologie transforme fondamentalement la société. Il faudra cependant attendre une quinzaine d’années avant que de nouveaux compositeurs se mettent à expérimenter dans la musique. On peut par ailleurs citer Jerry Goldsmith qui a été beaucoup plus loin que Bernard Herrmann dans le traitement de l’atonal et des sonorités électroniques. Ce dernier a foncièrement participé à l’évolution de la musique expérimentale dans le genre de la science-fiction, notamment dans des films tels que "La Planète des Singes" de Franklin Schaffner (1968) ou encore "Star Trek, le film" de Robert Wise (1979).
Bibliographie :
- Sounds of the future, essays in music in science fiction film, Mathew J. Bartkowiak, 2010
- Musique contemporaine et cinéma : panorama d’un territoire sans frontières, Philippe Langlois, 2016
English version and translate
THE UFO SCORE
According to Michel Chion, cinema is "a place where music is transformed by its blend with situations, images, dialogue and other sounds". In this way, we can say that music plays a primordial role in the film, since it provides a large part of the sound ambience. But music can also serve the story and guide the viewer through it. Some composers even consider it to be a character in its own right, wandering on the surface of the image and contributing to the understanding of the film. In science-fiction cinema, music, like images, is a space for experimentation. This is particularly true of Robert Wise's The Day the Earth Stood Still, where the music is as modern and futuristic as the film itself. In this analysis, we'll see how Bernard Herrmann's score testifies to the power of the aliens in Robert Wise's film. In the first part, we'll look at the particularities of Bernard Herrmann's score, then in the second part, we'll analyze a sequence to better understand what's at stake with the music in the film.
The particularities of Bernard Herrmann's score
Today, Bernard Herrmann is considered one of the most influential composers of his time, and indeed of cinema as a whole. Although he is best known for his duet with famed director Alfred Hitchcock, notably in films such as Cold Shocks (1958) and Psycho (1960), his contributions to other seminal works are often overlooked. One of these is Robert Wise's The Day the Earth Stood Still (1951), one of the greatest masterpieces of science-fiction cinema. Based on a short story by Harry Bates called Farewell to the Master, it tells the story of the arrival on Earth of Klatuu, a human-like alien, and the robot Gort. Unlike other science-fiction films, The Day the Earth Stood Still is not spectacular. It's more realistic, as the director wanted it to be as credible as possible. As a result, the film takes on a quasi-documentary feel, reinforced by the use of black and white and natural settings.
It was one of the first films to feature the alien invasion motif in the daily lives of Earthlings. The film also crystallizes the fear of difference that drives people to do things that run counter to their own values. Indeed, the other is often associated with a threat that must be exterminated at all costs. In the film, Klatuu is hunted down by the authorities, and the media convey the message that he is a real danger to humanity. However, unlike the aliens in Herbert Georges Wells's War of the Worlds, which was adapted for the screen two years later, the aliens in The Day the Earth Stood Still are not hostile, and bring a peaceful message. Indeed, the film was made during a period of nuclear tension, and Klatuu comes to warn earthlings against atomic weapons. The most important element of the film is the music.
Having already worked with Bernard Herrmann on Citizen Kane (1941) and The Splendor of the Ambersons (1942), Robert Wise decided to entrust the music for his film to Herrmann, giving him carte blanche. At the time, Hollywood musical production was classic and homogeneous. Bernard Herrmann, like his fellow composers, came from a romantic repertoire, but he was nonetheless interested in experimentation, and in particular in electronic sounds, which were highly marginalized in the cinema at the time. Indeed, one might think that the music of science-fiction films would reflect an unknown world in the same way as the images. And yet, in the 30s and 40s, as the genre became more popular, the music was very similar to that of other genres, and quite classical in form. Bernard Herrmann's aim was to create an unusual soundtrack that would allow viewers to fully immerse themselves in the film's strange universe. To achieve this, he combines a symphonic orchestra of brass, harp and timpani, with electronic instruments such as bass and guitar.
He also used an instrument that was little-known at the time, but which would later become the standard instrument of science-fiction music: the theremin. Invented in 1920 by Lev Sergeevith Termen, it is one of the oldest electronic instruments.With its dissonant, otherworldly sounds, the theremin is associated with another world. Miklos Rosza used it for the soundtrack to the film The House of Doctor Edwardes after Hitchcock asked him to find new sounds.Bernard Herrmann was also the first in the science-fiction genre to break free from the codes of tonal writing and combine classicism and modernity in a single score.The soundtrack to The Day the Earth Stood Still is thus a veritable benchmark in the history of electronic music, which is why it was so much appreciated by the general public and subsequently widely copied, particularly in science-fiction films.
Sequence analysis: the stakes of music
During this sequence, Klatuu meets Hélène at her office to discuss the events of the previous day. As they take the elevator and Klatuu prepares to reveal his identity, the lights go out and the elevator suddenly stops, leaving both characters in a state of incomprehension. The music then starts with a simple chord, recognizing the sound of the famous theremin with its extraterrestrial connotations. The situation takes on a strange, eerie quality, and we realize that there's nothing "normal" about the power cut. The lighting also contributes to the sense of oppression, projecting a grid pattern onto the faces of both characters, evoking the idea of confinement. Klatuu asks Hélène to tell him the time, to which she replies that it's exactly noon.
The camera then takes turns to frame their faces in close-up, while Klatuu tells Hélène that electricity has been neutralized worldwide, and that they will be blocked for thirty minutes. As they talk, the music continues to play, giving the scene an eerie quality. Hélène realizes that her son was right, and that Klatuu is indeed the alien the authorities are looking for. A thunderous, dissonant sound precedes a series of short shots showing the world at a complete standstill. First, after a fade, several medium shots of the streets of Washington, where cars and other vehicles are at a standstill. Then, after a shutter signifying a change of city, an overall shot of Times Square where the situation is identical. Everything in the image is at a standstill, and the only movement is that of passers-by, swarming like insects. A new section takes us to London, then Paris and finally Moscow. The shots are always the same, first an overall shot of the city, then a medium shot showing the reaction of the various people present. People everywhere are frightened, and one man exclaims: "It's the spaceman! The sequence continues with a series of images showing the panic of people as machines (locomotives, washing machines, boats, milking machines, roller coasters, etc.) come to a halt.
Music plays a key role in this sequence, as on the one hand it contributes to creating an effect of terror, notably through the thundering chords that repeat themselves and evoke "gongs" pounding the soundtrack, and on the other it illustrates the power of Klatuu's alien powers. Its eerie, disquieting quality, derived mainly from the dissonant sounds produced by the instruments and the theremin in particular, is a perfect reminder of a threat from elsewhere. One of the main challenges of the music is, in the same way as the still shots, to represent the suspension of movement. To cancel out the impression of forward motion provided by traditional harmony, Bernard Herrmann's score for the sequence The Magnetic Pull uses exclusively dissonant chords, which he repeats at more or less regular intervals throughout. This dissonance underlines the disorder that reigns among the various populations.
One of the benefits of the music is that it allows the viewer to relate the blackout to the extraterrestrials, who are nowhere to be seen on the screen. In this way, the music tells us what the images don't, acting as a narrator in its own right. The aliens are present in the scene without actually appearing, in the same way as Klatuu's powers, which are invisible but whose existence cannot be denied. In addition, Bernard Herrmann has electronically modified the acoustic sounds so that only these particular sounds can be heard. Thus, acoustic sounds, associated with humans, are dominated by electronic sounds, associated with extraterrestrials. This is exactly what happens in this scene. Earthly harmony is brought to a standstill, along with vehicles and machines. Alien technology overpowers human mechanics, just as the music is controlled by electronic sounds. In this way, the music acts as a metaphor for the superiority of electronic (alien) power over mechanical (Earth) power.
In conclusion,
the music in The Day the Earth Stood Still plays a major role in the film. Robert Wise himself says: "I don't think I've made another film where music is as important as it is in The Day the Earth Stood Still. It adds so much, in every situation where it's used. The uniqueness and particularity of the music adds enormously to the effectiveness of the film. As well as being innovative, Bernard Herrmann's music helps us to better understand the technological issues raised by the film. The use of electronic sounds reflects the idea that technology is fundamentally transforming society. However, it would be another fifteen years before new composers began experimenting with music. Jerry Goldsmith, for example, went much further than Bernard Herrmann in his treatment of atonal and electronic sounds. The latter played a key role in the development of experimental music in the science-fiction genre, notably in films such as Franklin Schaffner's Planet of the Apes (1968) and Robert Wise's Star Trek (1979).